5 chimpanzés sont dans une grande cage. Au sommet de la cage, est suspendue une banane, à laquelle on peut accéder par quelques marches. Mais dès qu’un chimpanzé pose le pied sur une marche, une violente douche glacée inonde toute la cage.
Au bout de quelques douches, dès qu’un chimpanzé veut tenter d’attraper la banane, il en est violemment empêché par ses congénères. Si l’on retire un chimpanzé et qu’on en introduit un autre, celui-ci tente bien entendu d’attraper la banane, avant de se faire rouer de coups. Mieux encore : si l’on sort un autre singe « ancien » et qu’on en introduit un nouveau, celui-ci se fera battre de la même façon, y compris par le premier singe remplaçant !
Lorsqu’on a peu à peu remplacé tous les anciens singes par des nouveaux, plus aucun d’entre eux n’a subi de douche et pourtant, personne ne cherche à attraper la banane. Ils appliquent une règle tacite, sans en connaître les origines, alors que la douche n’existe probablement même plus.
Une expérience récente m’a incité à raconter cette petite histoire qui montre que punir l’initiative par une douche froide, peut avoir des effets redoutables et durables. Et comme dans la cage des singes, l’interdiction devient souvent culture.
Femme de ménage-taxi
1985. Soit deux ans après l’arrivée du célèbre Jean-François Zobrist à la tête de la non moins célèbre entreprise FAVI, sous-traitant automobile invariablement cité dès que l’on parle d’entreprise « libérée ». Il est 20h30. Tout le monde est parti et Christine, la femme de ménage, nettoie les bureaux. Le téléphone sonne et Christine décroche. L’homme se présente comme un client qui a rendez-vous avec son patron le lendemain matin. Son avion vient de se poser à Roissy et il était convenu que quelqu’un vienne le chercher.
Le lendemain, quand M. Zobrist arrive au bureau. Son client est là, frais et dispo. Que s’est-il passé ? C’est très simple : Au lieu de répondre à ce client que « tout le monde est parti, et qu’il faut rappeler demain », Christine avait pris les clefs d’une voiture de société sur un tableau en libre accès, était allée chercher le client à Roissy (1h30), l’avait ramené à son hôtel, puis était revenue poursuivre son ménage interrompu. Elle n’a pas non plus parlé de ces 3 heures de route à qui que ce soit. L’entreprise avait promis à son client de venir le chercher, et Christine a juste estimé que c’était la meilleure chose à faire et qu’il n’y avait donc pas lieu d’en parler.
« Comment » ou « Pourquoi » ?
Zobrist explique dans son livre que 2 types d’entreprises existent : Celles qui expliquent à leurs employés comment faire, et celles qui leur expliquent pourquoi faire. Les entreprises « comment » dépensent une énergie incroyable pour donner des directives : a quelle heure arriver, quand partir, comment faire telle action, en encadrant strictement par des règles (grâce à des myriades de managers intermédiaires) le fonctionnement quotidien, et en oubliant l’essentiel : est-ce que le travail est bien fait et le client réellement satisfait ? Conséquence : Comme les singes, personne ne se hasarde à modifier un processus ou une façon de faire. L’initiative est officiellement encouragée mais s’avère souvent impossible.
Les entreprises « Pourquoi » remplacent cette nuée de règles par une seule question : pourquoi faites-vous cela ? Et la réponse est toujours la même : pour que le client soit satisfait. Le reste est secondaire. Donner du sens au travail permet d’assouvir un besoin essentiel de l’être humain : le sentiment d’accomplissement, comme l’a démontré Edward Deci (voir l’article sur la motivation intrinsèque).
Le choc
Quand J.F. Zobrist prend les commandes de FAVI en 1983, il découvre une fonderie de cuivre vieillotte, avec son atelier, ses lignes, ses cadres petits et grands, le bureau vitré du directeur qui surplombe l’atelier, ses règlements, sa pointeuse, ses réunions. Bref, une petite entreprise traditionnelle. Zobrist est un ancien para, et sa devise est « tirer d’abord, viser ensuite ». Il la met toutefois de côté pendant les quatre premiers mois, et passe l’essentiel de son temps à aller partout dans l’usine pour connaître les employés : leur métier, leur famille, leurs hobbies, en évitant soigneusement de perturber l’ordre établi.
Il remarque à l’occasion de ces visites qu’il est toujours escorté par le manager du secteur, jusqu’au moment où, arrivé à la frontière d’un autre secteur, un autre cadre prend le relais. Une sorte d’instinct primitif d’appropriation du territoire. Zobrist réunit donc tous les cadres pour les avertir : « J’ai bien compris que chacun d’entre vous a fait pipi tout autour de son territoire. Mais ce que vous n’avez pas vu, c’est que lors de mon arrivée, j’ai fait pipi tout autour de l’usine. Je suis donc partout chez moi. Il n’y a plus de chasse gardée. »
La première rupture qu’impose Zobrist est la suppression de la pointeuse. « Je paie mes employés pour fabriquer des produits d’exception, pas pour faire de la présence ». Puis il supprima les primes en les intégrant dans le salaire. Il fit installer des distributeurs d’eau dans chaque atelier et laissa le magasin des outils et gants en accès libre. Seule contrainte : signaler une prochaine rupture de stock. Et tant pis si un salarié pique une paire de gants pour planter ses radis. La lourdeur administrative des demandes de gants coûtait 100 fois le prix d’une paire en temps perdu.
S’inspirer des prostituées
Zobrist expliqua ainsi lors d’une communication générale que puisque le métier de la prostitution existait depuis toujours avec succès, il était peut-être intéressant de s’en inspirer. Il édicta donc 4 principes qui restent encore valables aujourd’hui.
- « La prostituée doit se montrer. Si elle reste dans sa chambre, elle ne trouvera pas de nouveau client. Nous allons donc nous montrer. Faire venir nos clients, nos familles, nos amis, le Préfet, bref, tous ceux qui peuvent nous être utiles »
- « La prostituée se maquille à outrance pour attirer le regard. Nous allons donc faire pareil. Nous allons tout nettoyer et peindre les machines en jaune, vert ou bleu » (FAVI a été l’une des premières entreprises françaises à mettre en œuvre le 5S)
- « La prostituée doit fournir des prestations qui sortent de l’ordinaire. Sinon autant rester chez soi. Nous qui ne livrons que des pièces brutes de fonderie, nous allons les concevoir, les usiner, les optimiser, les tester. Nous allons faire plus et mieux pour nos clients »
- « La prostituée ne doit pas transmettre de maladie à ses clients. Nous non plus. Cette maladie se nomment retard de livraison par rapport à la date annoncée. Il faut à tout prix tenir cette promesse, sinon, il sera impossible de faire croire au client que des choses moins visibles, comme le prix ou la qualité, sont respectés »
Inverser l’organigramme
A discuter avec les cadres et membres du Codir, Zobrist comprit qu’il était acquis pour tous que l’ouvrier était mauvais : il était paresseux, un peu voleur, un peu menteur, et surtout irresponsable. Il était donc nécessaire de l’encadrer.
Zobrist partit du postulat inverse : l’homme est bon. Donc,
- L’employé souhaite être traité comme un individu indépendant et responsable
- Chacun souhaite se développer et faire des tâches passionnantes et stimulantes
- Chacun souhaite disposer du maximum de liberté possible
Un précepte majeur du Lean management explique que « Celui qui sait est celui qui fait ». Zobrist imagina donc un organigramme inversé, ou la délégation se ferait à partir du bas. Ce ne serait plus au manager de déléguer les tâches qu’il estime ne pas être de son ressort, mais à l’ouvrier de déléguer au cadre des actions pour lesquelles il ne se sentirait pas légitime. Il favorisa ainsi la prise d’initiative à tous les niveaux. Et voilà comment une femme de ménage a pu librement emprunter un véhicule de société pour aller chercher un client, sans en référer à qui que ce soit. Sans être ni sanctionnée, ni récompensée.
Il modifia également l’organisation en structurant l’entreprise en « mini-usines » (l’unité autonome de production chère au Lean management). Pas de service RH, pas de service achats, pas de service planning, pas de service méthodes. Chaque mini-usine est dédiée à un client et possède toutes les compétences pour délivrer le produit. Chaque employé travaille donc pour « son » client. Et la non-mutualisation de moyens (maintenance par ex.) coûte infiniment moins cher que les gains de cette organisation centrée sur le client.
Il y a quelques années, un défaut fut constaté sur une pièce métallique par 2 ouvriers de la mini-usine Volkswagen. Inquiets que des défauts aient pu être expédiés à l’usine allemande, ils sont partis en voiture (450 km) pour aller vérifier sur place, sans demander l’autorisation à qui que ce soit, à la stupéfaction de Volkswagen.
Oui mais chez nous…
D’innombrables livres ont raconté l’épopée de ces entreprises à contre-courant (Harley Davidson, Favi, 3M, Goretex, Semco, etc. où l’on fait confiance à l’employé. Où l’on favorise l’initiative et l’innovation. Où l’on préfère la liberté au contrôle. Ou chacun est traité avec égalité. Où le leader est là pour aider et non pour sanctionner (ou récompenser !)
A chaque fois que je mène une mission ou une formation, et que j’aborde le sujet, c’est immédiatement « oui mais chez nous…« , puis suit en général « les gens ne sont pas assez matures », « ce n’est pas de l’industrie », « les ouvriers ne sont pas assez responsables », « les employés ont besoin d’être encadrés », etc…
Certes, mais quel était le constat fait par le comité de Direction sur les employés de FAVI avant l’arrivée de Zobrist ? Le même !
Génération Y et désengagement
On « découvre » aujourd’hui le concept marketing d’entreprise « libérée », mais l’aventure FAVI a plus de 30 ans. Celle de Goretex, près de 40. Et ces entreprises continuent d’afficher des résultats insolents.
Pourquoi donc, ces préceptes qui semblent si naturels (confiance, autonomie, vision) ne sont-ils pas davantage appliqués ? Parce que l’entreprise qui ne devrait se consacrer qu’au client est aussi le lieu des luttes de pouvoir : dirigeants omnipotents, services en silos, guerres de chefs, culte de l’ego. Et qu’il est plus confortable pour tout le monde d’adopter la douche froide.
On décrit souvent la génération Y (nés entre 1980 et 2000) comme des paresseux impossibles à manager. Mais ils ne sont ni paresseux, ni impossibles à manager. Ils sont simplement allergiques au management traditionnel, c’est-à-dire avec des tâches morcelées, souvent inutiles, sans aucune vision ni aucun leader auquel s’identifier. On ne leur fixe pas le « pourquoi » (priorités changeantes), mais on leur impose le « comment ».
Ce que souhaite la Génération Y est la même chose que celle de leurs aînés : contribuer à quelque chose, participer à un (vrai) projet, adhérer à une vision, bref donner du sens à leur travail. Rien de plus. La seule différence est que leurs aînés courbaient le dos, alors que la génération Y se désengage massivement … puis démissionne : En 2017, 85% des employés se déclarent désengagés de leur entreprise, dont 18% « activement », et 53% recherchent un autre poste. Mais tout le monde regarde ailleurs…